Gil Mortio: « La FWB empêche la construction d’une identité culturelle au-delà des Arno ou Stromae »

Gil Mortio – Producteur, musicien

À la réduction des subventions, au délestage de la culture à la RTBF et à la précarisation du statut des artistes s’ajoute un climat délétère aux relents populistes qui tente de faire passer l’art pour une lubie d’aristos. Qu’en pensent les principaux intéressés? La parole à Gil Mortio, producteur et musicien. 30/12/14

Producteur, il adore chipoter dans les disques des autres. Mais c’est surtout en tant que musicien que l’on connaît Gil Mortio, au sein de Joy As A Toy, trio rock nonsense jubilatoire, ou encore comme maître d’oeuvre de disques de Noël gentiment cintrés (Valley of Love).

Coupes budgétaires, précarisation du statut des artistes, réduction à la portion congrue de la culture sur la RTBF, censures… La culture est-elle en danger ?

Non, mais son accès au plus grand nombre l’est. En retirant son soutien à un pan entier de la production culturelle, la Fédération Wallonie-Bruxelles se tire deux balles dans le pied: elle asphyxie un secteur économique pourtant porteur de nombreux emplois non délocalisables, et elle empêche la construction d’une identité culturelle au-delà des Arno ou Stromae. Etrange calcul au moment où la « nation belge » est tellement fragilisée. En fait, la stupidité croissante de l’offre sur les médias classiques (pour lesquels les quotas liés à la diffusion de la culture nationale sont peu contraignants) pourrait favoriser le développement des plus petits acteurs du milieu. Le réseau local (petites salles, labels) comble déjà le fossé entre la sous-culture hamburger et la création non-conformiste. Ce sont ces circuits courts qu’il faut soutenir. Avec ou sans le service public.

La FWB empêche la construction d’une identité culturelle au-delà des Arno ou Stromae.

Pourquoi la culture est-elle déconsidérée de nos jours?

Toute « oeuvre » commercialement hasardeuse devient gênante dans une grille de programmation radio. C’est ce type de culture qui fait les frais de coupes sérieuses, et qui est déconsidérée, car pas « rentable ». Mais comment s’attendre à ce que Mr Machin puisse apprécier le groupe Truc auquel il n’aura plus jamais accès à une heure d’écoute normale? Par ailleurs, il ne faut pas mélanger valeur artistique et audience/audimat. Ce sont des variables indépendantes. David Guetta qui remplit des stades en est bien la preuve par l’absurde…

A qui la faute? Aux parents? Aux politiques? A l’école? A Internet?

J’ai découvert Led Zeppelin et frissonné sur la voix de Tom Jones (oui, c’est un peu ringard) à travers les disques de mes parents, été au conservatoire subsidié par l’Etat, et je fais aujourd’hui des millions de découvertes grâce au Web. Par ailleurs, on a les politiciens que l’on mérite, votez pour des imbéciles haineux ou des gens sans vision d’avenir et vous descendrez encore d’un cran dans la fange. Tous coupables!

C’était mieux avant?

Non, à chaque époque ses boulets. Ce qui a changé, c’est la masse croissante de l’offre. J’ai déjà entendu dire qu’il y avait trop d’artistes aujourd’hui! On peut polémiquer mais on n’a jamais eu autant de projets intéressants avec des niveaux de prestation aussi élevés, dans l’Histoire de la pop music et même plus largement. Paradoxalement, nous n’avons jamais été aussi peu fiers de nos productions nationales: en communauté belge francophone, plus de 95% des biens culturels que nous consommons sont importés. Sans nous l’avouer, nous sommes ainsi devenus un pays culturellement colonisé. Le manque de confiance dans le présent et la peur de l’avenir caractérisent notre époque. On ressasse les mêmes ficelles marketing. On rechante les mêmes chansons qui plaisaient déjà à nos parents afin de lancer de « nouvelles étoiles »… filantes. La création contemporaine n’a plus voix au chapitre. Nous vivons une époque d’interprètes interchangeables d’un patrimoine lu et relu. C’est The Voice ou le cauchemar à la sauce Classic 21, une sinistre radio qui soutient mordicus que tout était mieux avant… Ben justement non!

Quels arguments utiliseriez-vous pour convaincre les réticents que la culture doit être une priorité?

L’art qui vous remplit la tête, aiguise l’esprit critique et pose d’essentielles questions de société ne s’appréhende qu’au travers de ce qui fait de nous des humains: la curiosité. La lutte contre les idées toutes faites. Ce n’est pas d’économie qu’il est question mais d’éducation, et de vibration avec le monde qui nous entoure. La culture, c’est aussi la multiplicité du langage et la possibilité pour chacun de pouvoir s’exprimer à travers d’autres médiums qu’un post Facebook.

Comment redonner le goût de la culture?

J’aimerais rendre à la musique la place qu’elle mérite, rare et précieuse comme un lied de Schubert… Et c’est presque gratuit! Il y a tant de choses à voir, sentir, écouter, à côté desquelles nous passons, les cinq sens aveuglés. Je pense à l’Atelier 210, à Bruxelles, qui organise des écoutes dans la salle plongée dans la pénombre, le temps d’un album. C’est vertigineux.

Les révolutions technologiques ont de tout temps bouleversé les pratiques culturelles. N’est-ce pas un combat d’arrière-garde que de s’accrocher à une vision « classique », immuable de la culture?

La culture sera toujours « l’ensemble des moyens mis en oeuvre par l’Homme pour augmenter ses connaissances, développer et améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût ». Si c’est bien de cette culture-là que l’on parle, la technologie n’y changera jamais rien. C’est une prise de conscience collective sur fond de courage politique qu’il faut.

Le streaming sauvera-t-il les artistes et l’industrie musicale?

Ça dépend. D’un côté, les clefs de répartition en termes de revenus de droits d’auteur sont totalement en défaveur de l’artiste (une moyenne de 0,0069 euro par morceau). Ces revenus anémiques reflètent assez bien la manière dont l’artiste est considéré par les tenanciers du music business. Avec FACIR (Fédération des auteurs-compositeurs et interprètes, dont Gil Mortio est co-fondateur, ndlr) et d’autres organisations similaires à travers le monde, nous essayons de faire pression pour inverser cette tendance. Mais la partie est loin d’être gagnée. C’est un des grands enjeux du musicien 2.0. Cela étant dit, le streaming est LA solution écobio en termes d’économie d’échelle pour un artiste autoproduit. Ce qui nous sauvera? L’art de nous adapter, pour le meilleur et pour le pire. C’est ce qu’a très bien compris l’industrie musicale.